Articles parus dans la revue 3eme Millénaire

Libre d'embrasser toute expérience, numéro 148, été 2023

Réveillée avant l'aube, le corps tout entier vibrant de joie d'être, un rêve encore tangible s'estompant en fondu enchaîné comme pour laisser son parfum imprégner mes cellules.

J'étais sur une scène de théâtre, jouant un rôle, plongeant dans l'histoire d'un personnage, incarnant sa vie, son caractère, ses émotions. J'y mettais tout mon cœur, je me régalais. L'essentiel de cette jubilation tenait au fait de jouer un personnage très différent de ce que je suis. De ressentir à fond des émotions et des situations dont je ne fais pas l'expérience dans la vie. Là, sur scène, le bonheur de goûter ce qui est différent, voire même ce qui est à l'opposé de ma nature, au point d'en oublier momentanément qui j'étais... Puis je sortais de scène et réalisais ce que je venais de vivre et la jubilation montait d'un cran dans une explosion de liberté. Grâce à la magie du théâtre je m'étais autorisée à incarner un personnage tout à l'inverse de moi, sans limite car sans jugement de valeur ni de considération morale ! Puisque ce n'était pas « pour de vrai », tout était permis ! Quel pied j'avais pris !

Et puis, cette pensée qui se déroulait, tout naturellement : ainsi en est-il de la vie relative, de l'expérience de la dualité ! Alors qu'elle semble nous limiter, en fait elle permet cette liberté !

Cet évidence me sort doucement du sommeil et ma jubilation monte encore d'un cran tandis que cette idée continue à se dérouler, bercée par le chant lointain des oiseaux annonçant le lever du jour : sur la grande scène de théâtre de la manifestation, tout est possible, tout est permis, y compris ce qui est radicalement opposé à notre nature véritable. Ainsi en est-il du jeu de la Conscience qui se met en scène sous d'apparentes formes séparées pour expérimenter ce qu'elle n'est pas, ce qui est à l'opposé de son essence ! Comme au théâtre c'est de la magie, au sens noble - miraculeux - du terme, et c'est à vivre pleinement et non à dénigrer au motif que c'est une illusion ou que ce n'est « que relatif ». Bien au contraire !

Reconnaître notre nature véritable et goûter l'Absolu, c'est juste sortir momentanément de scène et se rappeler que cette vie est un jeu. Mais pour mieux remonter sur les planches et replonger dans le rôle avec jubilation, impliqué corps, coeur et âme. Libéré à la fois de l'illusion de la réalité du monde manifesté et à la fois du désir de retourner dans l'Absolu. Affranchi de la dualité entre Absolu et relatif, Réel et illusion... et libre d'embrasser toute expérience.

Difficile de décrire ce qu'est « l'état naturel »...

C'est un état d'être sans division entre la conscience qui perçoit, et ce qui est perçu. Tout est comme avant sur le plan phénoménal, les perceptions restent les mêmes, il y a toujours des pensées, des émotions, des réactions dans l'organisme en constante interaction avec son environnement. Mais l'environnement et l'organisme ne sont plus vécus comme dissociés. Tout est une même expérience, une même danse, un même instant. Les perceptions s'auto-perçoivent, en quelque sorte. « Auto-watch »! Il n'y a que perception. Le monde de la forme - des phénomènes -, n'est pas distinct du sans-forme, de la Conscience.

Pour que la Conscience se reconnaisse dans sa nature immuable, universelle et atemporelle, il faut dans un premier temps qu'elle se désidentifie de la forme car cette identification génère l'illusion de la dualité et de la temporalité. Croire n'être que la forme, croire être seulement un corps physique, signifie croire être distinct du tout, et mortel de surcroît. Mais la reconnaissance de notre essence spirituelle ne suffit pas toujours à mettre fin à la dualité. Car il peut y avoir encore un sens de séparation, celui de « Ce qui perçoit » et de « ce qui est perçu ». La Conscience sans forme d'un côté, les objets de perception de l'autre. Un espace-conscience témoin illimité « que je suis » en lequel des objets limités « que je ne suis pas » apparaissent et disparaissent.

Les phénomènes sont certes en changement constant tandis que le fait d'Etre ne change jamais, mais les phénomènes SONT le fait d'Etre se manifestant en tant que matière, sensations, pensées, émotions... Ainsi, dans l'état naturel, « je suis » EST « ce qui est en train d'être ».

Je ne suis pas le témoin de l'expérience, je suis l'expérience elle-même. L'expérience impliquant les perceptions que renvoient les sens, les réactions du corps/mental, ainsi que le fait d'en être conscient (le témoin, ou plus justement le « witnessing », terme anglais qui pourrait se traduire par « le fait d'être témoin »).

Comment décrire ce sentiment si particulier que le fait d'Etre – immuable – et les apparitions – sans cesse changeantes – soient une même chose ? Ce « Je suis ce qui est en train d'être vécu », dans son sens le plus strict et le plus absolu ? Ce sentiment que Ce qui est vécu, ces perceptions qui apparaissent et disparaissent, sont exactement ce qui est supposé être ? Qu'il n'y a rien d'autre à chercher, rien d'autre à vivre ? Qu'elles prennent ainsi un caractère d'absolu malgré leur nature relative ?

C'est un sentiment d'accord parfait avec l'instant tel qu'il est, en lequel il n'y a pas de tension, pas de recherche d'autre chose. Une fois encore ceci incluant que l'organisme corps/mental puisse manifester des désirs, des élans, des projets, des envies, des réactions de refus dans certaines situations. Ces réactions font partie des perceptions qui sont en train d'être vécues et se trouvent mises au même niveau que tout autre phénomène. C'est l'expérience de l'instant, vécue par la vie, et ce n'est pas supposé être autrement. Les énergies qui habitent et traversent le corps SONT « ce que je suis en train d'être » (Le « je » pointant ici vers l'expérience d'être) - ou « ce qui est en train d'être vécu ».

Ainsi le personnage, le corps, son histoire, sa vie, ses amours et ses emmerdes comme dirait la chanson, sont le divin - la Conscience universelle atemporelle - s'auto-expérimentant sous une forme unique et temporaire. Mais dans l'état naturel il n'y a même pas cette notion de temporaire car il n'y a que l'instant. Et chaque instant tel qu'il est vécu est absolument réel, il est la forme que prend la réalité ! Ainsi la suprême réalité ne se définit plus comme le sans-forme au-delà des perceptions mais comme la reconnaissance que le sans-forme et la forme n'ont jamais été distincts.

Il n'est rien à rejeter, rien à dissoudre, rien à lâcher . Rien non plus à accueillir, ni rien avec quoi s'unifier. La perception est déjà accueil, la conscience est déjà unité. Et rien à atteindre ni à chercher non plus, car « je suis ce que je cherche ». Non pas seulement en tant que pure Présence/Conscience, mais aussi en tant que forme, en tant que l'une des innombrables modalités de la vie.

Le terme « état naturel » évoque l'état que l'on connaît enfant, quand le sens d'un moi n'est pas encore vraiment identifié à une personne et que nous sommes en prise directe avec l'expérience vécue, sans le filtre mental qui évalue, juge, compare et projette. Dans la petite enfance, chaque instant est vécu avec une grande intensité, chaque moment possède un caractère d'absolu. Si l'enfant jouit d'un environnement sain et respectueux, il goûte une profonde et simple joie d'être, qui n'est pas ternie par les petits tracas et inconforts de la vie quotidienne. Il est entier, il vit pleinement ses émotions, ses ressentis et ses perceptions, dans un émerveillement constant. Il n'y pas de séparation entre lui et son expérience.

L'état naturel c'est comme atterrir dans la vie, se sentir totalement vivant, incarné. L'esprit est en paix, le cœur est ouvert, vibrant et aimant. L'expérience vécue est ce qu'il y a à vivre, tout naturellement, comme portée par cette évidence : « comment pourrait-il en être autrement ?! »

L'état naturel - numéro 144, été 2022

L'Hermite - numéro 126, hiver 2017

Nous sommes la paix que nous cherchons - numéro 122, hiver 2016

Lorsque nous aspirons à la paix et à la sérénité, que nous associons souvent à la sagesse, nous croyons qu'être en paix signifie ne plus avoir d’émotions, ne plus avoir de désirs, ne plus être en réaction. Car nos émotions nous déstabilisent ou nous font souffrir, nos désirs nous rendent agités, anxieux ou frustrés, nos réactions provoquent des malentendus ou des conflits avec autrui...

Mais ceci est une paix fantasmée, très difficile à établir ou à maintenir. La paix véritable, la paix profonde et inaltérable, n’est pas cela. Etre en paix, c'est être en paix avec le monde tel qu'il est, avec la vie telle qu'elle est. C'est ne pas être en résistance, donc en conflit, avec la réalité. C'est une atmosphère intérieure d’acceptation inconditionnelle des émotions, des désirs, des réactions qui nous traversent. C’est être en paix avec l’expérience humaine, telle qu’elle se présente, d'instant en instant. Dans cette expérience, il peut y avoir de l'agitation, de la réactivité, de l'irritabilité, de la contrariété, de la frustration, de la colère, des conflits avec nous-même, avec une personne ou avec une situation. Nous ne pouvons pas empêcher durablement ces émotions d'émerger, ces réactions de se produire. Elles sont issues du conditionnement et échappent à notre contrôle. Le monde que nous connaissons est bâti sur la dualité : opposition de forces contraires, préférences, comparaisons, jugements, échelles de valeur, subjectivité, égocentrisme... L'esprit humain a été façonné à fonctionner sur cette base, à percevoir la réalité à travers une perspective qui ne peut que générer du conflit. Et tenter de lutter contre ce conditionnement pour trouver la paix ne fait que renforcer cette perspective puisque c'est encore se placer en opposition avec ce qui est.

Vu comme cela, être en paix semble mission impossible. Pourtant, il est possible d'être en paix avec toutes ces manifestations, non pas en essayant de manipuler notre expérience ou nos états intérieurs, mais en contactant un espace qui, en nous, n'est jamais altéré ni affecté par les situations que nous vivons ou les émotions qui nous traversent. Un espace qui est libre du conditionnement et dont la nature est la capacité de tout accueillir de manière égale et paisible. Cet espace s’éprouve lorsque nous revenons à notre essence, à notre nature profonde. Car la bonne nouvelle, c'est que nous sommes la paix que nous cherchons. L'accueil inconditionnel est la qualité première de notre être, de la Présence consciente que nous sommes.

Tous les phénomènes vont et viennent, tous les objets qui composent notre existence apparaissent et disparaissent, que ce soient des objets matériels, des personnes, ou bien des objets immatériels comme les émotions, les sentiments, les pensées, les humeurs, les états d'être... Rien n'est stable, rien n'est jamais acquis de manière définitive. Tout, dans la manifestation, est éphémère. Si nous essayons d'asseoir notre base, notre sécurité, sur un objet quel qu'il soit, que ce soit une acquisition matérielle, une relation, une réalisation personnelle ou un état émotionnel ou psychique, nous vivons tout le temps dans un sentiment de précarité car nous savons, au fond, que nous pouvons le perdre à tout instant. Or, la paix véritable se goûte lorsque la sécurité intérieure est établie. Pour asseoir notre sécurité intérieure, il nous faut donc trouver ce qui ne peut pas nous être retiré, ce qui ne dépend pas des circonstances, des expériences, des relations, des acquisitions... Ce qui est immuable, permanent, et ne peut être ni détruit, ni blessé, ni altéré, ni perdu. Cette dimension de nous-mêmes, cette Présence consciente qui préexiste à ce qui apparaît dans la perception, survit à toute circonstance et est profondément tranquille quoiqu'il arrive, car son essence est la paix inconditionnelle. C'est une paix « en soi », qui ne prend pas sa source dans le monde phénoménal, qui n'est pas l’inverse de l'agitation ou du conflit, qui n'existe pas par opposition à son contraire. Elle est sa propre source, et elle est disponible à tout instant.

Le monde n'est ni beau ni laid, ni juste ni injuste. Le monde est tel qu'il est. Ce que nous ressentons vis à vis du monde, de la vie ou de l'être humain, ne dépend que de notre propre regard, de la perspective depuis laquelle nous les considérons. Seule la perspective non-duelle permet de goûter la paix, sans devoir pour cela nier ou fuir les réalités les plus dures du monde. La paix profonde est un ancrage dans l’instant présent, une Présence tranquille, à la fois neutre - sans préférence - et bienveillante - sans jugement -, à ce qui est en train d’être. Cette Présence est si vaste, si paisible et si lumineuse qu'elle peut tout contenir, tout soutenir. Elle sourit à la douleur et au chagrin, à la colère, aux désirs, à la peur... Toutes les pensées, émotions et réactions sont vues comme des expériences et sont aimées, sont autorisées à être là. Mais dans cet espace conscient, rien de tout cela n’est entretenu, cela ne fait que traverser, venir et repartir, comme des vagues, comme un flux. Tout état est vu et connu comme étant impermanent, et rien n’est saisi.

C'est dans cette vision de l'impermanence, dans cette non saisie et dans la reconnaissance de notre pouvoir illimité d'accueil, que nous pouvons nous détendre et incarner la paix que nous sommes en toute circonstance.

L'instant présent - numéro 118, hiver 2015

Etre dans l’instant présent, c’est être présent à ce qui est, à ce qui est en train d’être. La pensée est conditionnée à anticiper, projeter, supposer, imaginer, prévoir… Elle est coupée du réel. Le réel est ce qui est en train d’être, maintenant. Quand la pensée vagabonde vers ce qui a été, ce qui sera, ou ce qui devrait être, l’attention n’est plus posée sur l’instant présent. Cependant, ce qui est en train d’être vécu dans l’esprit (la pensée qui vagabonde), se produit dans l’instant. Nous ne sommes jamais ailleurs que maintenant, que nous en soyons conscients ou non. Plutôt que d’essayer d’être dans l’instant présent, il est plus juste et plus efficace de prendre conscience que nous y sommes déjà, en permanence. Car à l’idée « d’être dans l’instant présent », le mental habitué à projeter en fait un objet à obtenir, un état à atteindre, et échafaude des stratégies pour y parvenir, nourrissant toujours la même attitude qui consiste à se projeter vers autre chose que ce qui est et qui détourne l’attention de ce qui précisément est recherché et qui est déjà là. « Je devrais être dans l’instant présent, ne pas laisser mes pensées vagabonder, me recentrer sur ce qui se passe maintenant… » Cela implique un effort, une tentative de contrôle. Alors qu’il suffit simplement d’observer et reconnaître ce qui est. Ce qui est, c’est que je me sens coupé de l’instant présent parce que mes pensées vagabondent. Et à quel moment cela se passe-t-il ? Maintenant. Voir que tout se passe toujours maintenant, et porter simplement l’attention sur ce qui est en train d’être, même si ce qui est en train d’être ce sont des pensées d’anticipation ou de projection associées à un sentiment d’insatisfaction. C’est ce qui est vécu dans la conscience en cet instant. Ne pas essayer de modifier cela, s’installer simplement dans la présence à ce qui est, et observer le jeu du mental sans y accorder d’importance. Dans cette présence, dans cette conscience de ce qui est, se manifeste un sentiment de vastitude et se révèle l’évidence d’un éternel maintenant au sein duquel des pensées liées au temps apparaissent et disparaissent. Et dans cette reconnaissance de l’éternel maintenant qui est déjà là, peu à peu le mental cesse de produire des pensées liées au temps.

Et finalement, dans cette présence à ce qui est - qui est notre nature fondamentale, la notion même d’instant présent perd son sens. L’idée d’un « maintenant » est un concept lié à la notion d’un temps linéaire avec un « avant » et un « après ». Dans la pure présence à ce qui est, il n’y a ni avant, ni maintenant, ni après. La perspective d’un temps qui serait une succession d’instants présents disparaît. Il y a simplement être. Un « être » en lequel l’instant n’est pas un point défini dans le temps, mais une totalité au parfum d’éternité.